lundi 16 juillet 2012

Du néo-management ou l'entreprise pour les cons.



V’là qu’ça r’commence.



Aujourd’hui, ma mission est d’assurer la technique pour le séminaire annuel d’une entreprise de vente par téléphone (les connards qui vous harcèlent pour vous refourguer du double-vitrage). Ils ont déversé des cataractes de poudre aux yeux en organisant des duplex avec leurs différentes antennes en régions et j’ai l’immense joie de gérer celle du Sud-Est. Toute l’équipe a été conviée à l’Oliveraie, un restaurant de la  ZAC de l’Aigue Brune, dans la salle que l’on réserve d’ordinaire aux banquets de mariage et autres immondices festives comme en témoigne la boule à facette pendouillant comme une burne esseulée au centre de la pièce. Mon rôle est prépondérant dans la bonne tenue du cérémonial d’auto-onction de pommade : je dois cliquer sur “appel video” dans la fenêtre Skype. Voyage au bout de l’ennui.

La journée commence par le prêche du directeur général à Paris qui, fête oblige, a tombé sa veste Hugo Boss, uniforme de sa caste, et appelle successivement les différentes antennes régionales à faire “un maaaaximum de bruiiiit”. Sous les feux des projecteurs, les plus bas instincts du Cauet qui sommeillait en lui commencent à suppurer. Je ressens déjà l’incommensurable privilège d’être tombé à Marseille pour voir tous ces dégénérés ovinoïdes corporates secouer leurs écharpes et maillots azur et blanc. Rien de tel pour distiller un esprit de performance que de créer une rivalité entre les régions et ici, le chauvinisme primaire est niveau Champion’s League. Là-dessus, il enchaîne sur le bilan de l’année écoulée en expliquant que “tous les objectifs ont été explosés” au bout de 10 mois et cela grâce à un “process reengineeré” mais surtout grâce à eux, serviles petites mains prêtes à faire l’impasse sur leurs heures sup’, leur personnalité, leur santé au nom de l’esprit d’entreprise. Dans un ultime triple-lutz rhétorique, il arrive même à convaincre toute la masse subalterne que le “downsizing” (euphémisme pudique pour dire que le groupe a viré des centaines de personnes) était une fatalité mais que, “grâce à leur énergie et à leur enthousiasme, le groupe avait su se rebooster”. Le  kapo est maintenant bouillant pour donner une bonne leçon de mobilisation de troupes et quoi de plus efficace que la métaphore sportive? Quel moment d’émotion lorsqu’il raconte que, bien qu’il palpe plus de 10 fois le salaire de ses interlocuteurs, il a “su rester simple et garde dans son bureau un poster de Nadal.” Il continue la mise en pratique de son stage de coaching. “Cette année, la branche commerciale a remporté Roland Garros mais l’an prochain, il faudra gagner le grand chelem mais qu’il ne se fait aucun soucis car tous les collaborateurs sont des winners pro-actifs.” La remontée de fosse septique via les hauts-parleurs continue. “Allo Nantes, vous nous entendez? Il faudrait que vous nous présentiez le nouveau process du back-office asap.” Le dir comm’ locale nous balance sa logorrhée à base de “knowledge management et de reporting des derniers brainstormings.” Je surprend mon index se fléchir convulsivement comme sur une gâchette. Des courbes, des chiffres, des pourcentages, des ratios, des projections temporelles, tout ça pendant une heure et quart pour en arriver à la conclusion qu’ils allaient se comporter toujours plus comme des crevures. “Marseille, Marseille? C’est à vous. Que pouvez-vous nous dire sur le team management?” Jean-Laurent, le directeur de plateforme aka minable petit chefaillon engominé, a décidé faire parler ses “collaborateurs.” Il laisse donc le micro à Isa, la bonnasse de l’antenne qui a mis sa plus belle tenue de pétasse méridionale pour l’occasion. Elle raconte avec émotion comment ses chefs ont eu l’immense bonté de lui lâcher 150€ de budget pour aller acheter (sur son temps libre) 4 fauteuils acidulés et une plante verte chez Ikea pour créer un espace “lounge/détente” dans un coin de l’open space à côté de la senseo. Jean-Lo renchérit en montrant qu’il a beau être le supérieur hiérarchique, “tout le monde est dans le même bateau et que c’est ensemble qu’ils graviront les montagnes. TO-GE-ZER.” Kevin, 23 ans, témoigne maintenant de l’avancée fulgurante qu’il a vécue. Il est encore timide et peu assuré mais grâce à sa capacité à exécuter toutes les consignes sans jamais poser de questions, il a réussi, au bout de 18 mois, à quitter le placard à balais dans lequel on l’avait remisé pour enfin pouvoir partager un bout de bureau avec tous ses collègues / langues de putes de l’openspace. Consécration ultime, il est maintenant l’adjoint de l’assistant du responsable technique et que, de ce fait, il est à même de pouvoir tirer encore plus rapidement des câbles ethernet et redémarrer les ordis plantés, et cela pour un salaire indigne de l’Europe de l’Est. Morale de l’histoire : “Quand on veut, on peut et quand on vise la Lune et qu’on échoue, on finit dans les étoiles.“ J’ai envie de vomir. C’est au tour de Julien, responsable du développement des ressources humaines, de prendre le crachoir. Dans son petit costume Celio, le sup’ de connerie trépigne à l’idée de présenter la révolution qu’il a su instaurer dans le domaine de “l’éval’ de performance.” Jusque-là, dans la plateforme téléphonique, l’évaluateur avait seulement deux solutions pour écouter les négociations commerciales des téléopérateurs, soit en leur signalant, soit en loucedé. Maintenant, dans une perfide manoeuvre, les esclaves du combiné téléphonique peuvent bien montrer leur joug; ils disposent d’une touche pour faire écouter volontairement leurs plaidoyer mercantile à leur superviseur, avec naturellement le prétexte de pouvoir améliorer leurs techniques. Il s’interromp soudainement et se tourne vers moi pour me demander, dans une crise de sardouïte “Notre ami de la technique pourrait-il monter un peu mon retour?” Ma jambe droite n’arrête pas de trembler, il faut que je sorte.



Je me vois ressortir du local technique avec tous les bidons de produits chimiques que j’ai pu trouver et les déposer au milieu des rangées de chaises. Jean-Laurent poursuit son speech de conclusion en expliquant quel honneur c’est de travailler avec des collaborateurs qui ont tant de qualités. Je débouche un bidon de white spirit et laisse une longue trainée jusqu’à la sortie. L’assemblée se demande ce que je peux bien foutre mais, ils sont bien dressés qu’ils restent place. Une fois proche de la porte, j’attrape une camel. La pierre du briquet produit la gerbe incandescente nécessaire. Une taff. Je les regarde à travers le nuage bleuté et mouvant, toujours hypnotisés par l’écran. L’image surgit dans mon esprit comme une claque. Ce sont des morts-vivants. Même harde d’organismes avides du cerveaux des autres, même comportement hiératique et structuré autour d’un même but : l’annihilation. L’invasion a déjà commencé. Une angoisse sourd soudain à mes tempes. Le feu permettra t-il de les éradiquer ou faudra t-il que je les finisse à coup de kakemono. Je prends une dernière bouffée, je souffle la cendre sur l’extrémité et je jette le cône orange vif dans la flaque d’essence devant moi. Une onde bleue-vert se rue sur les bidons et provoque un bouquet de flamme qui embrase l’assistance. Les torches sur pattes se débattent en tout sens. Du coin de l’oeil, j’aperçois le zombie en chef refusant de comprendre ce qu’il voit à travers la liaison skype qui se maintient toujours. L’écran dégouline peu à peu en boue comburante. Les cris cessent peu à peu. Ca pue. Le souffle de la crémation m’arrive encore au visage; les restes de la chaleur humaine.

“ Eh bien merci Marseille pour ce point. Je vois que l’ambiance est torrrrrrrride du côté de la cité phocéenne. Je me tourne tout de suite vers Lyon...” Jean-Lo pivote vers moi sur son tabouret en plexiglas, les deux pouces en l’air, embrasé d’auto-satisfaction. Je lui souris.

Mais qu’est-ce qui me retient?